Franck, comment votre interprétation des récits bibliques et votre lecture des théories de René Girard ont-elles influencé votre compréhension de la situation mondiale actuelle dans la deuxième édition de 'Grain de Sinapi'?
La situation mondiale actuelle est l'aboutissement d'un long processus d'évolution gouverné par le principe de la valeur.
René Girard nous enseigne que le désir est mimétique. On ne désire une chose que parce qu'elle est désirée ou qu'on l'imagine désirable par les autres. À la lecture de la théorie mimétique, on peut comprendre comment s'échafaude la complexité de nos cultures sur cette situation potentiellement conflictuelle et comment, petit à petit, s'efface ce qui est à l'origine de nos comportements. Mythes et rituels dénoncent à leurs manières cette situation.
Le triangle girardien est effectif (le sujet qui désire, l’objet désiré, un tiers dit le médiateur qui qualifie l’objet), toutefois la « stéréophonie » des comportements n’est pas suffisante pour accompagner la personne humaine grandissante jusqu’à son autonomie et pour justifier pleinement l’acte mimétique et conflictuel d’appropriation. On oppose souvent à la théorie girardienne la nécessaire situation d’un premier désirant. René Girard perçoit que « Toute valeur d’objet croît en proportion de la résistance que rencontre son acquisition ». Et si la valeur supposée de l’objet pouvait parfois être première ? Comme quelque chose d’intrinsèque à une façon de penser le rapport à l’autre au travers de l’objet ? Cela ne change pas le schéma triangulaire évoqué, seulement l’intérêt pour l’objet se construit sur une valeur supposée de l’objet qui pourrait bénéficier à l’autre ou qui pourrait me donner à l’inverse une supériorité sur l’autre… La manifestation du désir fait le reste. Plus avant que le désir mimétique, bien qu’effectif, la valeur pourrait être aux commandes de la scène girardienne…
Le désir est prospectif et objective toujours un supplément d'être, ce que la notion de valeur vient renforcer. Dans la situation de conscience du moment, on ne désire finalement que ce qui a de la valeur ou peut représenter de la valeur aux yeux des autres (c’est toujours le schéma girardien), ce qui légitimera le désir.
La notion de valeur conditionne le désir et c'est toujours quelque part l’expression d’une crise ontologique, d’une crise existentielle. En effet, il faut replacer cette situation dans l'évolution humaine, dans ce que l'on désigne par hominisation, où conscience et caractères innés évoluent de façon inversement proportionnelle, où le sujet prend sa liberté de l’instinct qu’il perd, une évolution qui aussi le place devant la question de la mort pour en faire un sujet de réflexion et de questionnement. La notion de valeur et son cortège de subjectivité émerge certainement de ce contexte. Ainsi l’objet se charge en valeur, en tant qu’outil (bien-être à l’effort), il assure d’une certaine façon la permanence du sujet et l’éloigne physiquement, autant que faire se peut, de la mort (ce qui sera déterminant pour les outils de la chasse) ; en tant qu’objet d’art (bien-être aux sens), il occupe l’esprit et éloigne le sujet de la préoccupation, de l’angoisse (métaphysique) d’être mortel. La valeur assigne aux objets de combler le non-sens que la question sans réponse de la finitude a générée. Finalement les objets de l'individu, le patrimoine des sociétés s’inscrivent toujours comme gage de valeur qui est toujours assurance d’identité, de présence au monde.
Le concept de la valeur s’inscrit alors dans tous les schémas culturels des sociétés, de nos origines jusqu’à aujourd’hui.
Ce rapport obsessionnel et conflictuel entre individus, au travers des objets ou des effets du monde, se retrouve nécessairement au niveau des sociétés, des nations, dans l’expression des peuples eux-mêmes ou de leurs représentants qui exultent leurs valeurs trop souvent dans un schéma comparatif, d'opposition, versus une complémentarité, une pluralité à accepter unilatéralement pour composer la richesse humaine. La crise existentielle des individus se propage au niveau des nations avec les mêmes ressorts.
Dès le chapitre de la Genèse, la Bible nous adresse un message à décoder, une clé dans le mythe de la chute, qui le moment de notre maturité venu - qui coïncide nécessairement au point critique d’existence de nos sociétés - révèle justement la source de notre situation mortifère. L’arbre de la connaissance du bien et du mal est cette clé et le serpent figure les propriétés de ce qui nous aliène alors. Le serpent est silencieux, est le plus rusé des animaux et se déplace en rampant…ici la discrétion du phénomène. Cette section de la Genèse est un avertissement suivant l’interdit posé par Dieu au couple fondateur de l’humanité de consommer le fruit de cet arbre. Cette avertissement ne peut avoir tout son sens que si déjà le couple discerne justement le bien du mal… l’arbre évoque donc autre chose que des notions axiologiques, donc autre chose que les valeurs sociologiques et morales. Le mythe nous renseigne encore que le fruit défendu procure le discernement. Discerner implique la mesure, l’évaluation… C’est percevoir, dégager une chose du monde, ou suivant sa nature, ou suivant une valeur par jugement… Soit pouvoir opérer l’ordonnancement des choses, du monde… Il faut se rendre à l’évidence : la notion de valeur ici engagée doit être considérée dans son acception purement comparative, dans sa fonction hiérarchique, dans la dynamique des différences relatives et de la qualité subjective qui « opposent » les choses, les êtres. C’est bien cet aspect qui ensuite nourrit le désir…
Dans votre ouvrage, vous mettez en exergue la valeur et le désir comme corrélats. Pourriez-vous expliquer comment ces concepts impactent notre rapport à la sociétal actuelle et à ses défis?
La notion de la Valeur (dans son acception comparative), une fois établie, ramène toute chose sous son emprise, toute action dans sa dynamique et dénature l'objet du désir, moteur de l'action humaine. Elle aliène l'individu dans un rapport aux autres toujours mesuré et établit une société basée sur l’intérêt personnel plutôt que l’intérêt commun. Le monde perd sa gratuité initiale. Finalement le principe de la valeur établit une économie incompatible avec les défis que nous devons désormais relever, particulièrement au plan écologique (depuis les alertes du club de Rome en 1972, l’économie du capital - point culminant des sociétés sous régime de la valeur - fait la démonstration de son incapacité, dans ses divisions inéluctables, à pouvoir intégrer efficacement l’action écologique, vue comme un surcoût impossible à concilier avec ses principes concurrentiels).
En revisitant les textes fondateurs à travers une perspective moderne, que pensez-vous qu'ils révèlent sur notre aliénation actuelle en rapport à la valeur et à l'humanité?
L’exercice n’est pas simple et la Bible nous adresse un message à décoder qui se présente plutôt comme un avertissement et qui, conjugué à notre situation actuelle, se révèle finalement d'une incroyable actualité.
Chaque avertissement de la Genèse est logique lorsque l’on comprend ce que peut être l'arbre de la connaissance du bien et du mal, lorsque l'on comprend ce que peut être la scène de la Chute dans l’hominisation et lorsque l’on comprend comment cette situation a pu se produire dans une créature prenant conscience de sa finitude et apte à réfléchir sur la mort. Comme déjà évoqué la naissance de la valeur a quelque chose à voir avec notre crise existentielle dès les premiers jours de notre conscience d'homme. Et c’est sur ce prisme de voir et de gérer le monde que nous alerte la Genèse au travers du récit de la consommation de l'arbre défendu.
Ainsi le fruit de cet arbre révélé et compris comment il structure nos comportements, c'est toute notre histoire et notre situation du moment qui s’éclairent d'une façon évidente. Nous finalisons maintenant une scène transcrite dès l'aube des cultures.
Vous parlez de l'urgence de la situation sociétale et physique. En quoi vos analyses du désir et de la théorie mimétique de René Girard peuvent-elles offrir des pistes pour cette urgence?
Cette analyse du désir et de la théorie mimétique de René Girard conduit à comprendre ce qui conditionne les rapports humains tout au long du processus d’hominisation et qui produit finalement le monde que l’on connait. Comprendre les tenants et aboutissants du désir dans son corrélat du moment : la valeur, c’est comprendre qu’il n’y a pas de solution à cette urgence depuis l’intérieur du système établi, qu’il faut changer de paradigme pour instaurer d’autres motivations dans les rapports humains au risque finalement de ne pas avoir les moyens physiques (aujourd’hui conditionnés par des moyens économiques) de relever les défis écologiques qui se présentent (sans oublier leurs effets de bord sociaux) et finalement de disparaître.
La redéfinition des concepts et le respect du Mystère sont des thèmes centraux de votre livre. Comment ces idées peuvent-elles guider notre compréhension et notre gestion du court et du long terme?
Par redéfinition des concepts et respect du Mystère, il faut osé un nouveau regard sur ce qui nécessairement transcende l’humain mais qui en même temps le constitue. En effet, l’homme, dans sa condition de finitude, même ouverte à l’évolution, dans sa faculté, pourtant, d’intégrer sans cesse davantage la complexité du monde et de se connaître, ne parvient, pour ce qui est de ce savoir et de son niveau de conscience, qu’à gérer une complexité toujours inférieure à celle des processus qui l’engendrent. Ici s'impose déjà un témoignage de cette source qui nous transcende. Il faut oser revoir, reconcevoir le Divin et comprendre qu’être dans l’expectative d'un prodige final au-dessus de toute participation humaine (ce qu’enseigne généralement le religieux) serait la plus mortifère des résolutions devant les défis qui se présentent.
Ce nouveau regard , en toute conscience et humilité, doit ainsi faire la part du Mystère qui se dégage alors pour accepter de redécouvrir (autrement) les textes fondateurs de la Bible. Ce nouveau regard peut alors porter à l'homme de nouvelles définitions de l’Être, de nouvelles compréhensions des textes, ceci en adéquation avec les sciences, son savoir, son histoire dans un esprit raisonné. Pour reprendre la Genèse, cette connaissance replace l'homme au centre des choses, qui maintenant, est bien plus près d’Adam que historiquement et symboliquement ne pouvait l’être Homo-habilis. L'homme est aujourd’hui devant un choix radical sur son mode de vie, une rupture plus qu'une transition, plus qu’une évolution sur ses rapports aux autres et au monde.
Dans un monde que vous décrivez comme dominé par le développement anarchique, quelle vision proposez-vous pour rétablir l'équilibre à travers une utopie basée sur le don et l'engagement désintéressé?
Notre développement est d’abord globalement orienté pour, toujours, dégager des marges de valeur, de préférence directement (court terme) et à défaut indirectement (moyen ou long terme) avant proprement de servir la cause humaine dans une perspective philanthropique et respectueuse de notre environnement. Dans ce développement, la gestion de l’écologie reste une contrainte.
Les effets de bord du réchauffement climatique seront de plus en plus nombreux. Le système économique qui régule les rapports humains ne peut relever ce défi car il inscrit toujours une action dans un cadre mesuré et de rentabilité.
Il faut libérer les moyens d’infléchir la situation : moyens de recherche, moyens physiques (et particulièrement de dépollution de notre atmosphère), de façon à ce qu’il n’y ait pas de limite à leurs expressions, soit que ces services, de façon arbitraire, n'aient plus aucun coût, c'est dire encore de les sortir du schéma économique institué, ceci pour répondre à l’urgence dans le système du moment. À terme il n'y a pas de raison de privilégier certains secteurs de l’activité humaine plutôt que d'autres et c'est toute la société qui doit pouvoir gérer sans limite les contreparties potentielles de ce développement, sinon il faudra indéfiniment le limiter. Nous ne pouvons pas retourner au moyen-âge, ce qui est bien souvent la contrepartie de l'esprit écologique du moment… d’où aussi son échec dans le public. Ce qui dans tous les cas ne résout pas le problème à sa source. Soit nous produisons de la valeur indéfiniment à notre service et au service de la Terre, ce qui suppose de revoir les règles mêmes de gestion ou purement et simplement nous supprimons la notion de valeur dans nos activités. C’est finalement concevoir nos activités de façon gracieuse
Si le texte biblique offre une mise en garde sur notre consommation actuelle, quel message souhaiteriez-vous que vos lecteurs retiennent pour un changement significatif dans leur vie de tous les jours?
Ce n'est pas directement notre consommation qui pose problème mais d’abord notre manière de la gérer, les moyens que nous consentons pour gérer ses effets. C’est notre rapport à l'autre et le système qui en découle qui est problématique, un rapport conditionné par la subjectivité de la valeur.
Il ne peut y avoir un monde durable que pour autant nous nous donnions les moyens de gérer le cycle complet de toute production, qui doit aller jusqu’au recyclage parfait de ce qui est produit et tant que cette situation ne peut être satisfaite de s’abstenir. Comme déjà évoqué, ces moyens ne peuvent pas être libérés dans la société du capital (point culminant des sociétés sous régime de la valeur). Il faut préciser aussi que tout système d’échange qui met en œuvre une unité de compte pour réguler ses activités (que cette unité soit physique : monnaie, jeton, objet… ou logique : temps) permet invariablement de qualifier subjectivement les choses et donc de les valoriser arbitrairement. Il n’y a pas d’alternative à notre situation tant que nos rapports sont mesurés (comprendre également que dans la lente évolution de la culture humaine, du don dénaturé -calculé, valorisé dans les protocoles - jusqu’au capital (avec son fétichisme de l’unité valeur : monnaie, indices boursiers, etc.), en passant par le troc, ce n’est qu’une question de temps).
Alors retenons l’actualité des avertissements Bibliques :
« Et Yahvé Dieu fit à l’homme ce commandement : “Tu peux [dois] manger de tous les arbres du jardin [ce qui libère notre développement] mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal [de la valeur des choses et des êtres] tu ne mangeras pas, car, le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible[*] de mort [de disparaître]” ».
« À l’homme, il dit : “Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais interdit de manger, maudit soit le sol à cause de toi ! À force de peines tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie […] À la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, […]” »
*Dernière remarque : le qualificatif « passible » de « tu deviendras passible de mort » ne doit pas être compris au sens que le lien de cause à effet sur la consommation du fruit défendu puisse ne pas être effectif mais, le moment venu du fruit défendu identifié, laisse à l’homme la possibilité de se ressaisir de son engagement.
Pour plus d'informations : https://graindesinapi.fr/